Quenine d’accompagnement

pour l’exposition

« Les fous et les autres » Patrick Peltier

à La Châtre

 

 

I.

 

Avant les Fous, il y eut les autres. Les derviches, par exemple, robe colorée lévitant, le corps légèrement oblique, la tête ceinte d’un cône de feutre, rauque scansion accompagnant la litanie des noms divins, puis transe spirale sur le marbre d’un temple.

 

J’aime visiter l’atelier. L’eau du bief murmure en contrebas, mais on ne l’entend pas, car la musique la couvre (constante, la musique dans l’atelier, comme une main complice). Les pigeons piétinent les tôles de l’étage où reposent les anciennes pièces emmitouflées. La troupe des nouvelles œuvres veille dans la pénombre. J’avance. Je les dévisage une à une. Je rêve.

 

« Coffrage.  Découpage, mesures, clouage, des vis pour tenir ce projet encore inaccessible. Une vérification du futur non lisible par glissement de la main sur le support. La mélamine douce au toucher, sans taches. Une équerre implacable pour des gestes toujours routiniers. Une ossature dérisoire  qui s’évanouira bientôt, simple réceptacle d’une coulée de béton. » *

 

Près de X’ian, dans le Shaanxi, des milliers de soldats en terre cuite, de chevaux et de chars, alignés sous terre pour protéger la tombe de l’empereur Qin ont attendu 23 siècles pour retrouver l’éclat de la lumière.

 

De quelle inépuisable mine mentale surgissent ces formes et ces couleurs ?

 

II.

 

Plutôt une forme géométrique ? Plutôt de l’ordre ou du chaos ? Plutôt du lisse ou du rugueux ?

 

Avant les Fous, il y eut les autres. Les crânes, par exemple, reliques terreuses extraites d’une coulée de boue,  de lave, orbites vides fixant le spectateur, spectres exposés sur l’étal de l’histoire. Crâne rouge, crâne noir, crâne bleu, fractures, verre fondu…

 

Depuis des millénaires, les artistes ont modelé pour les défunts des miniatures du réel et pour les vivants des machineries de jouissance. Signe d’humanité qui n’empêche pas l’avancée des barbares.

 

J’aime baguenauder dans l’atelier. Sur l’établi, le grand cahier des croquis préparatoires : dessins précis, notes sur les couleurs, les textures, un mot, une citation. Les outils alignés, les bocaux de pigments, les sacs, le moule en construction. Devant la baie vitrée, la tournette : on examine la nouvelle-née sous toutes les coutures. Je rêve en chuchotant des mots.

 

« Tout gris. Ciment gris, ciment blanc. Gris terreux aux nuances d’ocre jaune du ciment prompt. Gris ardoise du ciment fondu, robuste, impénétrable, inaltérable. Gris du mortier commun si pauvre et si riche, promenade dans une banlieue abandonnée. Gris composés de divers pigments, ombre naturelle verdâtre de Vérone, vert antique, ombre grise, noir de vigne, noir 318. Le gris me tempère et me pousse vers la couleur, me permet des excès chromatiques. Saturation maximale. » *

 

 

III.

 

« La bonne couleur. Souvent l’intention de la forme s’envisage sans couleurs. Un rêve en noir et blanc. La coloration devient le dernier atout jeté sur le tapis. Opposition, contraste, liaison, demi-ton, le choix reste difficile. Rapide coup d’œil sur les derniers travaux, sur les pots de pigments comme si je cherchais à me souvenir. Le temps des mélanges. De petites montagnes vertes ou noires ou rouges dans l’auge, forcer la dose en sachant que le séchage du ciment diminue l’intensité colorée. Atteindre le ton souhaité. Malaxer, coffrer. » *

 

Tu te souviens des ogives cisterciennes et des moulures géométriques,  hommage aux bâtisseurs ?  Tu te souviens des pièces en hommage à Bonnard, titrées « tub » (Marthe indolente dans son bain, dans un soleil mimosa ou une fraicheur lavande) ? Tu te souviens des angles sombres griffant le ciel, hommage à Rothko le Letton ?

 

J’aime la diversité des textures. Granulat rugueux accolé à une paroi lisse, bloc attaqué à la disqueuse, rétif à la caresse, mariage du bois et du béton, confrontation de la pierre et du ciment ; avec quelques matériaux de base, immense éventail de propositions. Ce que j’aime moins, c’est leur poids (à l’occasion d’invitations à aider l’exode des pièces vers une exposition). La sculpture pèse, même en format réduit !

 

Avant les Fous, il y eut les autres. Séries au fil du temps, certaines nommées, d’autres non. Les titres mis bout à bout pourraient faire un poème à la Prévert : les balafres, les coiffés, les singes, les fossiles, les tubs, les colonnades, les gangues, les nuages… Quant aux sans titre, libre à chacun de leur donner un nom pour augmenter la jouissance de l’œil.

 

Baudelaire évoque le temple de la nature « où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles. » Il rajoute « L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers ». Le poète sculpte les mots quand le sculpteur s’efforce de les taire.

 

IV.

 

André Breton a écrit dans L’amour fou : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas ». Déclaration tonitruante-définitive qui se vérifie pourtant assez souvent.

 

« L’attente. Le temps de séchage, attente forcée. Un moment qui échappe à l’appropriation. Le regard extérieur et interrogateur pose la question de l’après. La sculpture enfermée dans son coffrage ne répond plus. Que va-t-elle dévoiler ? Un à peu près, une surprise, un ratage. » *

 

Après les autres, il y eut les Fous. Branches ou troncs écorcés, calligraphiés par des crocs xylophages, veines saillantes, blessures et déchirures, sommés ou flanqués des traditionnels bonnets pyramidaux de la folie (entonnoirs sans lumière).

 

Pourquoi, dans les expositions, les visiteurs n’arrêtent-ils pas de parler ?

 

J’aime le silence des œuvres.

 

V.

 

J’aime revoir les photos des expositions récentes. Dans le cellier de l’abbaye de Noirlac, l’impeccable alignement des œuvres, comme un double coloré de l’abbatiale voisine. Dans un grenier voûté de Bourges, les œuvres fleurs posées sur un labyrinthe de haies basses. Dans le musée Saint Roch d’Issoudun, les trois salles (la claire, la passante, la pénombreuse) de l’entre-eux deux avec les peintures de Joël Frémiot. Métamorphoses constantes selon les lieux. Persistance dans la rétine de ces installations.

 

Dans Pochades en prose, Francis Ponge use de néologismes pour décrire le ciel d’Algérie où il se trouve alors. Je reprends ses verbes en changeant le sujet. Cela donne «  le béton se dalle, se marquette, se pave, se banquise, se glaçonne, se marbre, se cotonne, se coussine, se géographise, se duvette, se plumette, s’édredonne, se pompadourise, se capitonne de soie grise, gris-rose bleu pervenche très pâle : le voici qui se dos de fauteuille… ». Cela ressemble, non ?

 

Superposer les strates du texte, est-ce imiter la structure des sculptures ?

 

« De l’erreur. Il reste dans l’atelier des vestiges, des ratés à moitié cachés. Quarantaine obligatoire. Un regard furtif chaque jour, un inaccessible achèvement pour le moment. Un jour, un mois. Plusieurs mois. Arrive le matin où par surprise tout s’éclaircit soudainement. Simplification du propos, un moins qui donne le ton. Une surprise, un ravissement. » *

 

Après les Fous, il y aura d’autres séries, d’autres titres, d’autres images, d’autres présences, d’autres cailloux signés Patrick Peltier, Petit Poucet sur le chemin buissonnier des formes et des couleurs.

 

* citations de Patrick Peltier extraites de

La limite et l’extase (éditions Poïein)

 

 

Gérald Castéras 28.04.2017