K. B. Jardin
Il y
eut Karine Bonneval. L’artiste. Arts plastiques. Chirurgie
plastique.
Il y
eut Solange Clouvel. L’auteur.
Et il
y eut « décidue ». Cultivar.
Il y
eut à nouveau Karine Bonneval et Solange Clouvel.
Et il
y eut « sève ». Cultive-art.
Entre
« décidue » et « sève », des histoires
compliquées. Des histoires de nymphes. Les histoires de
nymphes, ça a l’air simple. Mais ça ne l’est pas. C’est
comme les plantes. Ça a l’air simple. On dit : c’est
naturel. Mais ça ne l’est pas non plus.
Karine Bonneval s’occupe donc de plantes. S’occupe, c’est
une façon de parler. C’est une façon de parler comme
l’écriture. Comme l’art. Comme la mythologie ou la
botanique.
« Comment
essayer dire ? » questionne Beckett dans « Cap au
pire ».
Quand
Karine Bonneval s’occupe de « ses » plantes, elle le fait à
sa manière. Telle une jouette coquette avec ses poupées. Ses
plantes, elle les cajole. Ses plantes, elle les materne.
Elle en fait des plantes liftées. Des plantes travesties.
Des plantes pomponnées au leurre cosmétique. Elle joue à la
prothésiste. Elle joue à l’habilleuse. Elle les attife. Faux
cils ; faux ongles ; cheveux postiches; perles, bijoux en
toc ; fourrure synthétique… Rien que du faux. De la beauté
discount, quoi ! Nurserie pour lolitas exotiques au rabais.
Philodendron ; anthurium ; sansevieria ; epipremnum ;
tradescantia et autre zamioculcas. Des dondons bon marché,
quoi ! Qu’elle bluffe au blush. Elles ont tout faux. Elle a
tout bon. « Dans cosmétique, il y a comique »,
rappelle Prigent.
Maquillage donc : grimage outrancier et camouflage pervers.
Manipulation donc : eugénique ou dysgénique ? Les deux, mon
bioéthicien ! Bientraitance et sévices à la fois. Embellies
par câlinerie ou de force, précieuses, mais ridicules, les
ringardes girly !
Jardin des plantes. Jardin des plaintes. S’y épanouissent.
Parfois y dépérissent. Gynécée-serre pour potinières
rançonnées : l’accommodat ou la vie ! Pousse ou crève !
L’artiste, elle, elle s’affaire sur le vivant. L’auteur,
elle, elle s’immerge dans des langues mortes, des
civilisations anciennes. Or, mythologie est sœur de
botanique. Cela coule de source, leur clapote Castalie, la
crénée de « décidue » relookée par Karine Bonneval.
Réservoir. Réserve. Réserve naturelle. L’Antiquité est
forcerie. Le mythe, un jardin botanique. Au fronton de son
portique, ce cartouche :
« L’Empire
de Flore »
Huile
sur toile de Nicolas Poussin, 1630, 131 cm x 181 cm, musée
de Dresde
Best
of de métamorphoses végétales. Dans un jardin
extraordinaire… Edénique. Satanique. Daphné devient
laurier ; Clytia héliotrope; Paeonia pivoine ; Cyanus
bleuet ; Nymphéa nénuphar. Atys se change en pin coiffé de
violettes ; Philémon et Baucis en arbres ; les Héliades en
peupliers ; Pyrame et Thisbé en rouge mûrier. La fille de
Protée se transforme en tulipe ; l’amoureux de Smilax en
crocus ; Smilax elle-même en salsepareille. Sans omettre
Narcisse, Hyacinthe, Cyparisse, Anémone, Calamos, Ranunculus…
C’est
un cabinet de curiosités. A ciel ouvert. Que les dieux
prodigues pourvoient à profusion. Des dieux vengeurs,
châtieurs, ou sauveurs de mortels et de nymphes.
Justement. Puisque Karine Bonneval prise fort jardins
botaniques et cabinets de curiosités, quoi de plus naturel
qu’elle s’entiche de Flora en son jardin ?
Justement. Puisque, dans « boire les couronnes », la
nomenclature de « sève » jongle avec l’ « Histoire
Naturelle » de Pline l’Ancien, pourquoi celle-ci
n’évoquerait-elle pas celle-là, tout aussi fantaisiste,
celle de Max Ernst, qu’affectionne Karine Bonneval ?
Justement. Puisque Flora est polymorphe, pourquoi ne
cousinerait-elle pas avec les phylloplasties de Karine
Bonneval ? Protéiforme, bien sûr qu’elle l’est, Flora : tour
à tour Hellène déracinée, Sabine transplantée, puis Romaine
implantée. Protéiformes, bien sûr qu’elles le sont, les
phylloplasties, ces exotiques exilées, ces esthétiquement
modifiées. Justement. Puisqu’elles sont mi- végétales, mi-
humaines, pourquoi ne seraient-elles pas, ces ornementales
ornementées, des héros contemporains ? A l’instar des
demi-dieux antiques, mi- mortels, mi- divins.
Même
monstruosité. Triple dentition d’Héraclès et carnivore
dionée attrape-mouche (Dionaea muscipula). Gigantisme
de Pélops et arum titan haut de trois mètres (Amorphophallus
Titanum). Animalité de Cécrops, mi-homme, mi- reptile et
gouet tacheté, l’herbe à serpent (Arum maculatum).
Même
démesure. Fertilité effrénée. Invasive herbe de la pampa (Cortaderia
selloana).
Mort
souvent violente. Dracontium pittieri dont la spathe
solitaire ne vit qu’une courte semaine. Pouvoirs posthumes.
Tutélaires. Grande bardane ou bardane officinale (Arctium
lappa).
Le gobo japonais.
Renversant, non ? Que mortels ou nymphes deviennent des
végétaux, c’est d’un simple ! Les dieux sont à la manœuvre.
Mais des plantes humanisées, ça, c’est pas l’enfance de
l’art ! L’artiste est chaman. Herbe aux sorcières. Circée de
Paris (Circaea lutetiana).
A son échelle, le monde antique préfigurerait le nôtre.
Echantillon. L’Empire romain est saisi d’une boulimie de
roses. Les nantis se la pètent avec leurs pétales. Eux tous
que le faste métamorphose en ânes d’or, comme Photis
le fait de Lucius dans le roman d’Apulée. Mais l’asinus
aureus redevient Lucius. Intérim de l’apparence.
La métamorphose, elle, est un déguisement durable, une
mutation définitive. Le déguisement, lui, est une
métamorphose provisoire, éphémère.
Monstration. Que les phylloplasties s’exposent dans des
appartements princiers, des châteaux, des jardins, des
galeries et des musées, ou qu’elles végètent à l’abri dans
ce magasin des accessoires qu’est l’atelier-serre, elles
sont bien, ces créatures hybrides, des avatars. Des « nanas
morphoses », dirait Prigent.
Exhibition. Que Chloris devienne Flora, que la nymphe
devienne déesse, qu’une prostituée devienne divinité, c’est
aussi métamorphose. Irréversible. Et, comme les
phylloplasties, Flora s’expose : dans les sanctuaires
antiques, dans les tableaux de la Renaissance, sur les murs
des palais florentins. « décidue » est reçue au
château de Lucinges.
Déambulation. Paré de feuilles, le Wilder Mann reste un
homme. Camouflé en plante mobile. Exportable. Importable.
L’homme sauvage est liane, lien entre la forêt primaire
amazonienne et les cultures maraîchères. Il est truchement.
Figuration de la migration végétale. Si les phylloplasties
sont des plantes féminisées, le Wilder Mann est un message
multicolore végétalisé. Un fétiche. Il est déguisement. Au
terme de sa marche, l’homme quitte son feuillage synthétique
et plie sa panoplie. Terroirs dans un tiroir.
Parade. Les Floralia sont
travestissements floraux. Pour un temps de fête lascive, de
débauche carnavalesque, de licence cathartique. Pour un
temps de célébration. Pour un temps de promesses
printanières : récoltes abondantes et fertilité.
Ethnie Hmong en Guyane. Ethnie Hmong en Berry. Javouhey.
Aubigny-sur-Nère. Un temps, le Wilder Mann de Karine
Bonneval agrège cette diaspora. Forêt amazonienne. Du nom du
Río de las Amazonas. C’est Francisco de Orellana qui
le
nomma ainsi. Les Tapuyas aux cheveux longs qui vivaient sur
ses rives, et les femmes de la tribu habituées à combattre
avec les hommes, les Espagnols les prirent pour les
légendaires guerrières chasseresses. Ou plutôt les
baptisèrent ainsi par métaphore.
Comme
quoi, la mythologie n’est jamais loin. Où finit le réel ? Où
débute le mythe ? Y-a-t-il frontière ?
Dans
les bois des grandes villes, en voiture racolent des
amazones. Peut-être l’une d’elles s’appelle-t-elle Flora…
Protocole. Le héros du jour monte sur le podium. Le héros,
c’est « Sonus Bardana trophée ». Un bouquet est remis
au champion. C’est « Sonus Bardana trophée ».
.Arrive, solennelle, la récompense, présentée sur un coussin
par des mains gantées de blanc. « Sonus Bardana trophée »
de même. C’est plus prudent. Et pour éviter les échardes,
mieux vaut des gants de jardin. Les couleurs sont hissées.
« Sonus Bardana trophée » s’élève et est tendu vers
la foule en liesse. L’hymne retentit et le vainqueur souvent
l’entonne. « Sonus Bardana trophée » est la bouche
d’où jaillit l’enregistrement. Si le prix est challenge, il
est miniature. « Sonus Bardana », bien que
trophée, se veut portatif. La réalisation de la récompense
est généralement confiée à un artiste de renom, sculpteur de
préférence. Le champion y attache d’autant plus de valeur.
« Sonus Bardana trophée » est une œuvre d’art, une
pièce unique, une sculpture végétale sonore. Elle s’agrippe
à son vainqueur.
Dans
l’Antiquité romaine, les armes des vaincus étaient
accrochées à un arbre abattu et élagué. Sur le lieu même du
combat. Dès son achèvement, « Sonus Bardana trophée »
a ainsi été suspendu dans le jardin de Karine Bonneval. Non
loin des chemins creux où fut cueillie la bardane. Casque et
piques. La rondeur et les piquants de « Sonus Bardana
trophée » suggèrent ces motifs décoratifs, armes et
fanons groupés autour d’un casque ou d’une armure. Mais « Sonus
Bardana trophée » n’est pas un inoffensif vaincu : même
desséché, il se hérisse. Etymologie grecque :
τρόπαιος :
qui met en fuite. Les capitules entourés de bractées
involucrées de l’herbe aux teigneux épousent à merveille
cette origine. Qui s’y frotte s’y pique.
Vivant rime avec accaparement. Tout organisme, qu’il soit
animal, parasite, insecte, végétal ou humain, est un
usurpateur. « Sonus Bardana trophée » serait tout
aussi bien une tsantza, une tête réduite par les Shuars, les
Jivaros. Ne serait-ce pas alors le troisième esprit, le
Wakani, celui qui survit au guerrier indien après sa mort
sous forme de vapeur, qui se manifesterait ? Les aigrettes
de poils blancs refleurissent sur « Sonus Bardana trophée ».
Karine Bonneval ne fait pas trophée de son œuvre. Karine
Bonneval et Solange Clouvel ne font pas trophée de leur
cheminement complice. Mais, contrairement aux Jivaros, elles
n’iront pas jeter le crâne dans la rivière, en don au dieu
Anaconda. Elles iront encore aux bois…
Solange Clouvel, août 2014
Site de Karine Bonneval:
http://www.karinebonneval.com
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