Livresque poïétique.

 

Le monde est corps. L’esprit est corps. Le livre est corps.

La poésie aussi. Qui est, quand elle résiste, un corps devenu lettre. L’être, donc, condensé d’un esprit dans un monde.

Le livre est l’alcôve où s’acharne l’esprit à l’assaut des possibles. C’est dans l’alcôve des livres que les corps se joignent, jouent, perdent ou gagnent, s’évaporent, se subliment, deviennent poétiques.

Poïein s’intéresse aux livres-alcôves. Au corps des livres, au corps à corps des mots et des matières, à la fusion de l’esprit et des formes.

Poïein fait donc des livres. C’est le sens de poïein. Poïein invite ses auteurs à fabriquer des livres qui ne soient pas seulement des livres. Des livres qui soient guidés par la nécessité de dire ici ce qui ne peut se dire ailleurs.

Le premier volume Poïein a été réalisé en novembre 2005. En avril 2007, soit dix huit mois plus tard, le trente-sizième volume de Poïein a vu le jour. Les auteurs Poïein prennent le sigle au mot : ils fabriquent, ils font, ils avancent…

Ce qui s’est créé, au fil du temps, c’est une collection, plus qu’un catalogue. Une collection, au sens pictural du terme. Une collection d’œuvres singulières qui travaillent le grand corps des possibles du livre. Une collection d’olni, comme on dit parfois entre nous, d’objets livresques non identifiables.

Que trouve-t-on dans cette collection ? Même s’il est encore trop tôt, même si toutes les voies d’exploration ne sont pas - loin de là - ouvertes, je vais tenter ici de dessiner la carte des chemins explorés.

Tous les volumes Poïein sont numérotés. Signe qu’ils sont fabriqués en petite série. Cela va de l’œuvre unique ( Daniel Dezeuze) à l’œuvre en trente exemplaires (Yves Picquet). Les auteurs Poïein ne sont pas des adeptes des grandes séries. Il y a dans le peu le charme de la préciosité.

Les auteurs Poïein explorent la diversité des supports. A côté des volumes en «papier traditionnel », on trouve des volumes-pavés (Joël Frémiot), des volumes-toiles de coton reliées par une pince (Thierry-Loïc Boussard), des volumes-encyclopédies noyées sous une peau de résine (Natacha Mercier), des volumes-porte bloc (Patrick Peltier), des volumes-fragments de peinture acrylique monochrome (Daniel Bambagioni), des volumes-boîtiers VHS (Alin Anseeuw), des volumes-albums sur papier huilé (Pierre-Yves Canard), des volumes-assemblages de papier photographique baryté (Michel Zoladz), des volumes-carrés de bois (Joël Frémiot), des volumes-lingettes usagées (Nicole Courtois), des volumes-coffrets enclosant un bol de feuille (Valérie Linder), des volumes-étuis avec texte sur transparent et support en carton ondulé (Solange Clouvel), des volumes-catalogues d’exposition revisités (Joël Frémiot), des volumes-photocopies grand format de photographie (Dominique Marchès), un volume-tuyau de ferraille martelé autour d’un texte secret (Daniel Dezeuze). Bilan non exhaustif. Appelé à s’enrichir, j’espère. Les olni de Poïein se posent sur n’importe quel terrain…

Les auteurs Poïein explorent également la diversité des techniques de production. Certains volumes sont manuscrits (Alain Freixe), d’autres sont peints à la main (Thierry-Loïc Boussard, Patrick Peltier, Joël Frémiot, Natacha Mercier), d’autres sont dessinés à l’encre de Chine (Pierre-Yves Canard), d’autres sont imprimés sur papier très fin puis pliés et agrafés « ouverture facultative » (Julien Blaine), d’autres sont imprimés puis assemblés en rouleau au ruban adhésif (Gérald Castéras), d’autres mêlent textes imprimés et tirages photographiques originaux (Pierre Courtaud, Vincent Schrive et Rémy Pénard), textes imprimés et gravures (Nathalie-Noëlle Rimlinger), texte manuscrit, texte imprimé et peinture sur carton (Solange Clouvel et Patrick Peltier), texte et photos (Jean de Breyne), montage photographique et mise en page sophistiquée (Patrick Peltier).

Les techniques de reliure sont également très variées. Hormis les emboîtages déjà évoqués (coffret VHS, boîtier CD, cartonnages), on trouve des reliures par pince, par rivet, par enveloppe, par feuillet cellophane, etc. Certains ouvrages ont une apparence plus traditionnelle, avec l’élégante couture à la chinoise. Cette liste n’est pas close, et s’enrichira, j’en suis sûr, au fil du temps… 

Certains volumes Poïein ont du texte, d’autres non. Les volumes muets signifient « de côté ». Quelques exemples ? Le volume-boîtier-CD peint par Joël Frémiot illustre le vers 1 de « Brise marine » de Mallarmé (« La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres »…). Le volume-petit classique illustré défoncé à l’emporte pièce par Thierry-Loïc Boussard formule en anglais sa révolte « I don’t give a shit ». Le volume-sculpture peinte de Natacha Mercier est une manière d’illustrer à rebours le conte du petit chaperon rouge (le grand loup blanc).

D’autres volumes, au contraire, donnent la primauté au texte. Texte poétique de Nathalie- Noëlle Rimlinger, textes irrigués de mythologie et d’histoire de Solange Clouvel, textes à « contraintes » de Gérald Castéras, extraits de journal poétique (Jean de Breyne), aphorismes poétiques (Pierre Courtaud), jeu sur la combinatoire (Yves Picquet), textes géométriques de Jean-Philippe Roussilhe (ses Stè\les disposent les biographèmes en « archipel »; son « vert bouteille-bleu Klein » est un exploit géométrique : s’inspirant de la bouteille de Klein, il mêle six textes dans un double ruban de Möbius à lecture continue).

Ces listes montrent bien où se situe l’intérêt de Poïein. Poïein veut travailler le livre au corps. Poïein aimerait que le livre devienne corps, devienne provocation (au sens étymologique d’appel vers le loin), devienne chemin. Poïein voudrait que ses livres soient des objets, que ses objets soient des œuvres, que ses œuvres dessinent un chemin. Entre livre objet, livre d’artiste et livre illustré, Poïein construit une collection de propositions qui s’adressent aux  sens et à l’esprit du lecteur, provoquent ses humeurs : désir de caresse (Nicole Courtois ou Valérie Linder), élan de colère (Thierry-Loïc Boussard ou Joël Frémiot), sentiment d’apesanteur, démon de l’analogie, que sais-je encore… Il suffit de voir, de toucher, de sentir, de soupeser, de feuilleter, de caresser, de humer, de vivre…

 

Présentation écrite pour le supplément du Journal "La res poetica" à paraître à la mi-mai 2007.