Le Pactole /Jean Paul HONORÉ


J’ai pris un billet à la tombola annuelle de la Marine agricole et j’ai
gagné le gros lot. On m’a dit d’aller chercher la somme qui, selon les affiches
placardées partout dans la ville, « changerait ma vie et celle de mes
proches ». Je n’ai pas beaucoup de proches mais j’étais intéressé tout de
même.
Je me suis présenté en début d’après-midi au bureau du Pactole. Quand
j’ai dit que je venais pour celui-ci, le guichetier m’a regardé d’un air sceptique.
C’est que, m’a-t-il dit, on l’avait déjà chargé de vendre les cartes postales et
les billets de train ; il connaissait bien sûr le Pactole et son pouvoir de
changer la vie (ne travaillait-il pas au bureau du Pactole ?) mais n’avait
jamais entendu dire qu’il fût possible de percevoir une somme pareille à son
guichet ni à celui de ses collègues. Après plusieurs coups de téléphone et
consultation de son supérieur hiérarchique, il m’adressa à la poste centrale de
l’arrondissement, préposée — m’assura-t-il — à l’accueil des heureux
gagnants.
Je suis parti à pied, sous la pluie, en serrant mon billet dans ma main.
Arrivé à la poste, le bureau était bondé d’usagers qui toussaient, et tout
envahi de vapeur. Ce n’est pas grave, me disais-je, je vivrai bientôt dans un
autre univers, je peux bien patienter une heure ou deux. Quand mon tour est
enfin venu, j’ai annoncé à l’employé que je venais de gagner le Pactole. Cela
ne l’a pas impressionné autant que je l’aurais cru :
« Je suis heureux pour vous, m’a-t-il dit, mais je ne vois pas en quoi cela me
concerne. Si vous n’avez rien d’autre à me dire, libérez ce guichet avant que
l’usager qui vous suit ne vous batte. »
J’ai exhibé mon billet en expliquant qui m’envoyait. Il m’a répondu avec
un sourire ironique qu’il ne revenait pas aux postiers de faire le travail des
employés de la Marine agricole, si ces derniers se donnaient le mot pour
couler le Service public. Comme le client suivant s’approchait en grondant, j’ai
choisi d’ignorer cette rebuffade et je suis reparti vers l’immeuble de la Marine
agricole.
Au service du Pactole, le personnel avait changé. L’employée de service
était cette jeune femme de deux mètres dont la silhouette traverse certains
de mes rêves. Je me rendis compte que, la nuit précédente, je l’avais
justement tenue, toute petite, sur la paume de ma main. Elle ne parut pas
s’en souvenir et leva les yeux au ciel d’un air excédé :
« Bien entendu, me dit-elle, nous avons tout pouvoir ici pour vous remettre
vos lingots. Mais voyez un peu l’horloge : nous fermons dans deux heures et
demie. Je n’ai plus le temps ni le personnel qu’il faut. Repassez en début
d’après-midi. »
Le lendemain était dimanche et le surlendemain la fête de l’évêque
Valentin, jour férié. Je suis retourné mardi au service du Pactole. L’employé
avait encore changé. Il me jeta un regard désolé :
« Cela tombe mal, soupira-t-il, car depuis la fête de Valentin, nous ne soldons
plus le Pactole dans les locaux de notre administration. C’est écrit là,
voyez. » Il me désigna des vignettes minuscules collées au dos des chaises.
J’étais tout de même ennuyé. Mon interlocuteur saisit un gros registre
et le feuilleta posément : « Vous pouvez désormais vous présenter dans un
bureau de tabac ; encore faut-il trouver le bon. » Il me dressa une liste de
vingt-cinq officines, sans pouvoir me dire avec certitude laquelle serait en
mesure de me verser la somme qui changerait ma vie. Je le remerciai
néanmoins avec chaleur.
Je pris un jour de congé le lendemain pour me rendre aux adresses en
question. Il pleuvait toujours, il faisait froid, et j’étais parcouru de petits
frissons de fièvre. Croyant faire plus vite, j’avais loué un taxi, mais la
circulation était une horreur et le chauffeur tuait le temps en poursuivant de
commentaires salaces les jeunes femmes qui traversaient la rue. Au
quinzième bureau de tabac, je le suppliai de me laisser continuer tout seul et,
pour me débarrasser de lui, j’ajoutai au prix de la course un pourboire
exorbitant. Il me déposa au milieu de l’échangeur.
Le soir tombait, j’avais la gorge prise et ne savais plus très bien quelle
direction choisir. Je longeai la rocade au hasard, tandis que les véhicules qui
filaient près de moi en klaxonnant soulevaient des trombes d’eau.
« C’est bon, me disais-je, ce sont mes dernières expériences dans cette vie.
Je n’en apprécierai que mieux les plaisirs qui m’attendent ».
Après avoir marché trois quarts d’heure, je reconnus au loin la
Perspective-Egyptienne. Soulagé, je pressai le pas, car si je voulais avoir la
chance de visiter quelques-uns au moins des derniers établissements de ma
liste, il fallait désormais me hâter. Je courus le long de la rampe d’accès qui
descendait de la rocade, et zigzaguai périlleusement sur le macadam pour
éviter plusieurs voitures. Je parvins enfin sur l’esplanade, trempé, fébrile,
aveuglé par la buée qui couvrait mes lunettes et couvert d’opprobre par une
séquelle de conducteurs enragés. Au loin brillait l’emblème orange d’un
bureau de tabac.
« Vous avez décidément de la chance, me dit le propriétaire. Je suis habilité
à verser le Pactole. Donnez-moi votre billet ».
Je lui tendis le minuscule carré de papier, à présent humide et
chiffonné, qui devait transformer mon destin. Il se dirigea vers le coffre.
Autour de moi, un petit groupe de clients laissa échapper un long murmure
admiratif.
Le buraliste revint, tenant d’une main mon billet, et de l’autre une
soucoupe au fond de laquelle luisait une substance dorée et vaguement
huileuse :
« Voilà ce qu’il en reste, me dit-il d’un ton réprobateur. Vous auriez tout de
même pu faire plus vite. Quand on a la chance que vous avez… » Autour de
moi, les commentaires sarcastiques allaient bon train. Je regardai sans
comprendre.
« Voyons, reprit le patron du bureau de tabac, vous seriez bien le seul à ne
pas être au courant. D’ailleurs, c’est marqué là. » Il retourna le billet de
loterie, et posa l’index près d’une mention en petits caractères : « Le
Pactole est périssable. Veuillez le percevoir avant qu’il ne fonde. »
Parce que c’est l’usage, j’ai tout de même offert au buraliste et à ses
clients une tournée générale au café voisin. Du Pactole, il ne restait qu’un peu
de beurre fondu. Je l’ai ramené chez moi au fond de sa soucoupe, et je me
suis couché. Je crois que le lendemain, ma femme s’en est servi pour faire
des crèpes.