Michel Cegarra

De quoi D.Y.A.D.E. est-il le nom ?

Contribution à l’étude du texte roussilhéen

  

        

[“Hoc opus, hic labor est”]

 

“… comme si on pensait que le double et la dyade sont la même chose parce que le double appartient d’abord à deux. Pourtant l’être du double et l’être de la dyade ne sont probablement pas la même chose ; sinon l’un sera plusieurs…”.

         Aristote, Métaphysique, 987a, [20, 25]

 

          “L’instant passé pour l’homme est comme un point brillant qui appartient à une nappe, et ne peut en être détaché.”

         Gilles Deleuze, L’image-temps. Cinéma 2, 1985 

 

         “Peut-être,  ce que le travail littéraire ou artistique a de plus remarquable, c’est d’être un travail essentiellement indéterminé.”

         Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, vol. XII, 2012

 

 

 

         Je me propose dans le texte/la conférence qui suit d’examiner le dernier opus de Jean Philippe Roussilhe, dyade, etc…, édité par les éditions [poïein]. Cet opus n’est pas qu’une splendide machine d’écriture c’est aussi une remarquable chambre d’échos qui parasite le langage et conduit son lecteur dans un univers sinon illimité du moins indéfini, de réverbérations d’images acoustiques, de formes plastiques, de mouvements narratifs et de concepts. A première vue –c’est, je crois, la première impression du lecteur– le texte paraît être en expansion permanente (comme l’univers si l’on veut), de sorte que les récits, repris, relancés, précisés, brouillés, se développent de manière ondulatoire en entraînant dans leurs sillages des projections de textes appartenant à des registres différents : voix-off, souvenirs, notes de lecture, flux de la conscience…

         Donc, Dyadis, ″deux″ ou ″(le nombre) 2″ : c’est ce que désigne le titre de Jean-Philippe Roussilhe, titre renvoyant à toute une généalogie occidentale de la dualité (selon le génitif dyados du terme grec dyas) remontant aux présocratiques et formalisée par Aristote dans sa Métaphysique. Aristote qui pourchasse les commodités et les arrangements de la pensée binaire se refuse à confondre – comme, selon lui, les Pythagoriciens – la notion de ″double″ et celle de ″dyade″, car alors toute ontologie deviendrait sinon impossible du moins problématique car il serait supposé que les sensibles et les formes, les substances et les choses procèdent non de l’Un mais de mondes ontologiquement différents. Mais, pour Aristote, de même que “la différence est autre chose que l’altérité” (Mét. 1054b), l’Un (l’identique, le semblable, l’égal …et le double) s’oppose au multiple (le différent, le dissemblable, l’inégal…et la dyade). La dyade (aristotélicienne) se déploie en une multiplicité de formes, en un jeu de contradictions en écho.

         Aujourd’hui, il suffit de jeter un coup d’œil sur internet, le mot DYADE est employé comme marque, nom etc., pour de nombreuses sociétés ou associations impliquées dans le management, les questions relationnelles voire la santé du couple. Le contre-sens est évident, car la relation dyadique quant au fond n’existe pas, ou est impossible. Avec la dyade ce qui domine d’un point de vue ontologique c’est bien la dispersion, la projection séparée des unités dans des espaces-temps différents, la multiplicité expansive. C’est tout à fait ce qui est à l’œuvre –on pourrait dire ce qui fonctionne– dans l’ouvrage de Jean-Philippe Roussilhe.

         Le “etc…” roussilhéen vise bien à mettre en évidence un processus de fonctionnement : ce dont il sera question dans dyade, etc… ne relève donc pas d’une simple dualité entre 2 livres, 2 récits, 2 usages du texte, etc., mais relève d’une combinatoire plus complexe. En d’autres termes, la ″machine d’écriture″ roussilhéenne n’est en rien un dispositif formel ou formaliste, la forme d’écriture elle-même étant incluse dans le processus comme un mode de pensée et parfois comme un piège (une chausse-trappe). Pour cheminer dans ce texte nous devons par conséquent regarder où nous mettons les pieds.

 

 

  1. La NÉCESSITÉ Roussilhéenne

ou la circularité des signes et le procès du passé

         Jean-Philippe Roussilhe, nous le savons, apprécie tout particulièrement le travail d’écriture articulé à un double objet, un livre (un roman) et un film tiré de ce roman (ou, plus précisément, une adaptation cinématographique du roman). Cela était particulièrement le cas dans le Kubrick’s Cube que Gérald Castéras et la Fabrique Poïein s’étaient efforcés, avec beaucoup de talent, de rendre lisible et audible. Tout le monde se souvient du travail des voix et de leur mise en espace.

         A présent le matériau de travail de l’écrivain Roussilhe se compose de deux objets de départ : le film de Jean-Pierre Melville, L’Armée des ombres, sorti en 1969, et le roman éponyme de Joseph Kessel publié en 1943. Ces deux objets n’entretiennent pas de relation d’équivalence, d’abord parce qu’ils procèdent de langages différents, ensuite parce que le film n’est pas une duplication, un simple double du livre, et enfin parce que le roman et le film entretiennent avec les sources du récit des relations contrastées. Le personnage de Gerbier-Lino Ventura emprunte en grande partie à l’existence du philosophe, mathématicien et résistant Jean Cavaillès (1903-1944), assassiné à l’âge de 40 ans par les Allemands, le 17 février 1944 à la Citadelle d’Arras. Son œuvre intellectuelle majeure, Sur la logique et la théorie de la science, sera publiée de manière posthume en 1947. Avec la personnalité de Cavaillès viennent se nouer plusieurs dimensions qui passionnent ou fascinent Jean-Philippe Roussilhe : la question du savoir (et particulièrement d’un savoir issu des mathématiques), de la recherche (de l’étude) comme sortie du monde, la relation de l’histoire individuelle et de l’Histoire, le problème de “l’identité et ses doubles” (page 36), la question de la vérité et du poids du passé. N’oublions pas la fameuse déclaration de Cavaillès qui s’apparente à une profession de foi Roussilhéenne :

    “Le mathématicien n'a pas besoin de connaître le passé, parce que c'est sa vocation de le refuser : dans la mesure où il ne se plie pas à ce qui semble aller de soi par le fait qu'il est, dans la mesure où il rejette l’autorité de la tradition, méconnaît un climat intellectuel, dans cette mesure seule il est mathématicien, c'est-à-dire révélateur de nécessités. Cependant avec quels moyens opère-t-il ? L'œuvre négatrice d'histoire s'accomplit dans l'histoire.” 

(Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, Hermann 1962 : Jean Cavaillès. Philosophie mathématique. Je souligne).

 

         A ces 2 objets de départ se greffe une sorte d’intrus, l’écrivain Pierre Benoît (1886-1962) et deux de ses romans Le déjeuner de Sousceyrac (1931) et Fabrice (1956). La vie de ce romancier très populaire, académicien et maurassien avant de devenir pétainiste, offre un contraste saisissant avec celle de Cavaillès. Il y a ici comme deux pôles qui semblent avoir électrisé la réflexion de Jean-Philippe Roussilhe : le monde des mathématiques et de la Résistance versus la vision conservatrice du monde et la collaboration. Le grand-père de J. Ph. Roussilhe habitait non loin de Sousceyrac, dans le Lot, et bien des comportements et des croyances relevés par Pierre Benoît dans son récit sont bien connus de Roussilhe. Les archaïsmes de ce coin retiré de la campagne, ses secrets, sa duplicité et sa dureté ne sont pas, paradoxalement, sans faire écho au monde clandestin, intransigeant, de la Résistance racontée par Kessel et Melville. D’une certaine manière, à travers l'écriture roussilhéenne, les signes s’échangent, la dualité devient combinatoire et les oppositions se réconcilient dramatiquement.

         Nous retrouvons ici, dans dyade, etc…, ce climat parfois étouffant, ce sentiment d’opacité du monde et de difficulté à s’y inscrire en raison de l’incertitude logique de son déploiement. Car si le monde de la Nécessité  –l’enfance, la famille, le ″pays″–  se retrouve intégralement dans le monde de la Liberté  –le savoir, les mathématiques, la Résistance–  l’homme alors ne possède plus d’issue. Il ne possède plus d’autre moyen d’affirmer sa chance qu’en se livrant impitoyablement et douloureusement au procès du passé. Lequel procès est, nécessairement, un procès du récit.

         Le procès du passé  –permanent chez Roussilhe–  s’il rapproche notre auteur de Cavaillès, le rapproche tout aussi bien du regard de l’écrivain Pierre Benoît sans complaisance avec un monde rural hors du monde. A sa façon, Jean-Philippe Roussilhe est aussi un “révélateur de nécessités” face à un monde où l’individu de toute manière est privé de liberté.

 

        

2. La SYNOPSE Roussilhéenne

ou le montage parallèle érigé sur l’incertitude de la vérité

 

         La synopse de Roussilhe qui est essentiellement un mode de fonctionnement nous apparaît de prime abord comme un mode de présentation de son texte qui offre d’un seul coup d’œil une “vue d’ensemble” (c’est le sens étymologique de synopse en grec : συνοψις, sunopsis). Comme on le sait ce terme –ou cette expression- s’attache à la mise en vue simultanée, en colonnes, des évangiles de Marc, Matthieu et Luc – les Evangiles dits Synoptiques  συνοπτικος car leurs constructions narratives se répondent et s’emboîtent l’une dans l’autre donnant à comprendre qu’elles sont toutes les trois issues d’une même tradition (d’un même récit) voire d’un même manuscrit, d’une même source, nommée Q. par les biblistes, de l’Allemand Quelle (“Source”). Le paradoxe, relevé par de nombreux théologiens, consistant alors, par l’usage de la lecture synoptique, à opérer un remembrement unitaire des trois textes en vue de donner à entendre un quatrième texte, absent, dont ces textes auraient pu procéder, ou dont ils ne seraient finalement que des traces discontinues. Autrement dit la légitimité de la synopse finit par mettre en crise la fonction de vérité des textes, ou par mettre en suspens cette fonction de vérité, au profit d’une réification improbable autour d’un texte-vérité perdu (ou inaccessible ou imaginaire, ce qui revient au même).

         Je pense que l’écrivain Jean-Philippe Roussilhe, conscient de cette aporie (cette difficulté, ce paradoxe) en joue habilement dans dyade, etc…, et j’ajouterai que d’une certaine manière c’est bien la perception théologique ou la visée théologique qui est à la racine de l’écriture roussilhéenne, de cette théologie qui active secrètement l’Histoire selon Walter Benjamin (Sur le concept d’histoire, thèse 1).

         D’emblée signalons que la ″présentation graphique″ du texte roussilhéen sur les pages pourrait s’accorder avec plusieurs traditions :

         - D’abord celle des codices médiévaux comme le Codex Bodmer 88 (conservé à Cologny-Genève, à la Fondation Martin Bodmer), rassemblant des œuvres d’Horace (-23 – 17 av. JC) manuscrites vers le Xe-XIe siècle avec d’abondantes gloses marginales et interlinéaires.

         - Ensuite les recherches d’écriture modernes comme celle employée par Jean Genet pour Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes (première publication : revue Tel Quel n°29, printemps 1967, réédition en 2013 aux éditions du Chemin de Fer) ou celle qu’utilise Jacques Derrida (en référence à Genet) dans son livre GLAS (édition Galilée, 1974).

         Je mettrais à part un exemple comme le célèbre Dictionnaire Historique et critique de Pierre Bayle (édité en 1697-1702), un des sommets de la pensée critique annonçant les Lumières, où chaque article comporte un énoncé, un contre-énoncé et un système dédoublé de notes et de citations marginales. Le dispositif d’écriture de Pierre Bayle s’il ne correspond pas à celui mis en œuvre dans dyade, etc… rejoint cependant ce texte par le scepticisme dont il témoigne vis-à-vis des données historiques et par son souci critique d’une vérité qui semble en permanence se dérober. On a pu parler autrefois de “raison corrosive” chez Pierre Bayle [La raison corrosive. Etudes sur la pensée de Pierre Bayle, réunies par Isabelle Delpha et Philippe de Robert, Honoré Champion, 2003] en reprenant l’idée baylienne d’une dualité de la raison, à la fois instrument critique irremplaçable pour écarter les erreurs, les arguments d’autorité, les préjugés, mais aussi machine se retournant contre elle-même en désagrégeant la possibilité de la vérité elle-même. Nous pourrions, à bien des égards, parler à notre tour d’une littérature corrosive chez Jean-Philippe Roussilhe, une littérature se retournant constamment contre ses propres énonciations, contre ses récits pour, sinon les invalider du moins les mettre en crise. Le dispositif d’écriture de l’auteur s’affirmant comme une machine corrosive.

         Mais observons les choses sur pièces, à partir du texte de J. Ph. R.

*

         Jean-Philippe Roussilhe, à bien des égards, produit ce type de structure synoptique, distribuant d’emblée, page 2, son texte sur 3 colonnes :

- les trois sujets impliqués : (première colonne) “le professeur à la Sorbonne” (Jean Cavaillès) ; (deuxième colonne) “le réalisateur (Jean-Pierre Melville) qui allait adapter une œuvre littéraire” (L’Armée des ombres de Joseph Kessel) ; (troisième colonne) “le narrateur” (Jean-Philippe Roussilhe, qui semble ici, pour la première fois, revendiquer nettement sa position).

- les trois types de langages : “la philosophie” (première colonne) ; “l’œuvre littéraire”/“l’œuvre cinématographique” (deuxième colonne) ; et (troisième colonne) le “travail du narrateur sur l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires”, “son jeu spéculaire”, son “projet” (deux fois le mot projet).

- les trois types de structures cognitives : la connaissance historique et épistémologique (“idée de l’idée”) ; les “images” et “récits” ; le commentaire (appelé “projet”).

         Soit, en schématisant :

   philosophie, Histoire        /       récits, images          /  projet (jeu spéculaire)

        [le professeur]               [l’écrivain/le réalisateur]          [le narrateur]

[18]

         La page verso, numérotée II (en chiffres romains) reprend cette triade :

- la première colonne qui évoquait “le professeur à la Sorbonne – récemment révoqué (etc.)”, c’est-à-dire le philosophe mathématicien Jean Cavaillès qui a servi de modèle pour le héros du livre de Kessel et du film de Merville, Philippe Gerbier, cette première colonne à la page II évoque à présent “l’académicien – maurassien fidèle (etc.)”, c’est-à-dire l’écrivain Pierre Benoît, élu à l’Académie française en 1931, année de la publication du Déjeuner à Sousceyrac  (Albin Michel), deuxième roman, après celui de Kessel, qui fait l’objet du commentaire de J. Ph. R. dans dyade, etc…

- A la seconde colonne, sur cette page verso (II), au réalisateur Jean-Pierre Melville succède à présent “le romancier âgé maintenant” et son roman Fabrice de 1956 où “il prétendait décrire l’époque” de l’occupation et de la Libération.

- A la troisième colonne on peut lire : le “narrateur [c’est-à-dire J. Ph. R.] initiait ainsi un repli sur sa mémoire – impressions et résonnances – à partir de quelques étrangetés (…) – des coïncidences inexpliquées (etc…)”, à partir de “l’œuvre mineure” de Pierre Benoît (le Déjeuner de Sousceyrac) qui se déroule à quelques kilomètres de la maison des grands parents paternels du narrateur (Roussilhe). Tous les lieux du livre de Pierre Benoît  “résonnent” ainsi “étrangement”, de même que les comportements des personnages de cette région du Lot. Le narrateur décide alors de procéder à la lecture du Déjeuner de Sousceyrac, nommé “roman des origines”, et à celle du roman Fabrice (publié 6 ans avant la mort de Benoît) où il pense “trouver des clefs”.

         Bref, première remarque : les contenus narratifs des 3 colonnes de la page 2 (chiffre arabe) ne se superposent pas aux contenus narratifs de la page II (chiffre romain) :

 

 

Colonne 1

Colonne 2

Colonne 3

Page 2 (recto)

Le professeur

(Cavaillès)

Philosophie  histoire

Le réalisateur

(Melville)

Film

Récits-images

Le narrateur

“Travail sur l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires”

Page II (verso)

 

[19]

L’académicien

(Pierre Benoît)

Le romancier âgé

(Fabrice, 1956)

Le narrateur

“Repli sur sa mémoire”

 

         Dans ce jeu de récits en lignes brisées, le lecteur perçoit rapidement que le statut de la vérité elle-même est incertain. Ceci en raison essentiellement de la pluralité des récits c’est-à-dire non seulement de la multiplicité des points de vue possibles mais aussi du conflit permanent entre ″identité et réalité″ - entre la signification des faits et leur réalité propre- pour reprendre le titre de l’essai d’Alexandre Kojève sur le Dictionnaire de Bayle (Identité et Réalité dans le “Dictionnaire” de Pierre Bayle, 1936-1937, Gallimard 2010).

         Le récit de Kessel et celui de Melville ne se recouvrent pas : à l’héroïsation Kesselienne répond le sentiment tragique de l’existence chez Melville. Et là où l’écrivain donnait l’impression d’une “Armée des ombres” portée par tout un peuple, le réalisateur expose douloureusement les trajets absurdes d’un groupe d’individus qui disparaissent l’un après l’autre. La Résistance est un mouvement héroïque pour le Kessel de 1943 et une métaphore de l’absurdité de la vie pour le camusien Melville.

         Les deux textes de Pierre Benoît délivrent tour à tour leur partition, et J. Ph. Roussilhe s’attache systématiquement à en démonter les mécanismes en les confrontant à l’Histoire, à vie publique de l’écrivain P. Benoît et à la mémoire familiale du “narrateur” (J. Ph. R.) quant à certaines situations sociologiques relatives à la région du Lot à certaines époques.

         Enfin, toutes les opérations de lecture du “narrateur” J. Ph. R. –celles des 3 livres, celles du film– font elles-mêmes l’objet de suspicions ou d’interrogations, mises en scène à l’aide du style indirect ou du conditionnel présent, verbe d’indétermination par excellence (“vous ne pourriez pas ignorer que la Résistance a été – aussi – une affaire de femmes…” [page 22], “vous estimeriez qu’ici Paul Valéry a son mot à dire… [page XXIX].

         Bref l’incertitude de la vérité quant aux faits et la grande difficulté pour l’homme à mesurer le sens de son existence transparaissent dans toute l’épaisseur de dyade, etc… témoignant du pessimisme profond de l’auteur sur lequel j’avais déjà attiré l’attention. 

 

 

 

3. La TRESSE Roussilhéenne

ou le sens indécidable de l’Histoire

 

         De fait le dispositif de lecture de dyade, etc… est pluriel, ainsi que l’auteur le précise sur la page deux de couverture où il propose, avec beaucoup de malice, de nous “aider” à choisir un mode de lecture. L’ensemble du livre est composé de 6 “énonciations” ou récits fragmentés, discontinus et dédoublés : 6 énonciations sur des pages en chiffres arabes et 6 énonciations sur des pages en chiffres romains 

E.1 pages 1-8-16-23-27-36

E.I pages I-VIII-XVI-XXIII-XXVII-XXXVI

E.2 pages 2-10-17-21-30-31

E.II pages II-X-XVII-XXI-XXX-XXI

E.3 pages 3-12-13-20-28-35

E.III pages III-XII-XIII-XX-XXVIII-XXXV

E.4 pages 4-11-15-24-25-32

E.IV pages IV-XI-XV-XXIV-XXV-XXXII

E.5 pages 5-9-18-19-26-34

E.V pages V-IX-XVIII-XIX-XXVI-XXXIV

E.6 pages 6-7-14-22-29-35

E.VI pages VI-VII-XIV-XXII-XXIX-XXXV

[22]

         De sorte que les ″récits″ paraissent s’écouler directement à travers le livre comme des ruisseaux, disparaissant parfois avant de libérer des résurgences. Cet écoulement permanent faisant penser au “livre de sable” de Borgès qui ne cesse de recomposer ses récits et dont le contenu des pages change à chaque ouverture.

         Mais le montage parallèle des récits se produit à l’intérieur même de certaines pages :

- celles qui comportent deux colonnes et offrent par conséquent deux textes juxtaposés (c’est le cas pour les énonciations n°3, 6, III, VI, en gras sur le tableau).

-celles qui comportent trois colonnes et proposent par conséquent trois textes juxtaposés (énonciations 2, 4, II, IV) qui se divisent en

- énonciations à bloc de texte justifié (aligné à droite et gauche) : 2-10-17-21-30-31 – II-X-XVII-XXI-XXX-XXXI (souligné sur le tableau)

         - énonciations à bloc de texte centré (où le texte se dédouble en encrage noir ou gris clair) : 4-11-15-24-25-32 – IV-XI-XV-XXIV-XXV-XXXII (italiques sur le tableau).

         En d’autres termes, le montage parallèle régente tout le dispositif d’écriture, de sorte qu’il installe un paradoxe inconfortable pour le lecteur :

-d’une part il semble mettre directement sous les yeux du lecteur les pièces à conviction (tous les récits, tous les blocs de textes apparaissant alors comme des documents, des traces de réalités ou comme de possibles preuves) ;

-d’autre part, la lecture est constamment soumise à des bifurcations, des sauts, elle ne peut en aucune manière s’inscrire de façon rassurante sur des continuités stables ou des cheminements linéaires.

         Bien qu’apparaissant comme détachés les uns des autres, les récits sont en fait emboîtés les uns dans les autres ou, plus précisément, tressés les uns avec les autres.    Dans sa Rhétorique (Livre III, chap. 9), Aristote affirme que le style ne peut être que de 2 natures : il est soit cousu, soit tressé. Dans le premier cas, le texte est un assemblage bord à bord de nappes d’écriture successives qui se projettent vers un dénouement ou une fin logique, bonne ou mauvaise. Dans le cas du style tressé, par contre, les ensembles de textes s’organisent spatialement en périodes rythmées tout en effilochant le sens qui se présente comme une accumulation scandée d’échos.

    “Un tel style (lexis) dit Aristote, est agréable et facile à comprendre, agréable parce qu’il s’oppose à l’illimité et parce l’auditeur a à tout moment le sentiment de tenir quelque chose étant donné qu’il a affaire à tout moment à quelque chose de complet” (Traduction Pierre Chiron, édition poche, Garnier Flammarion 2007, p. 463.Je souligne).  

         Le style de Jean Philippe Roussilhe est, à l’évidence, tressé mais sans doute davantage du point de vue des mathématiques que de la rhétorique. Une tresse est un objet mathématique en topologie, en théorie des groupes et en cryptographie : la théorie des tresses a été fondée en 1925, par le mathématicien autrichien Emile Artin (1898-1962). Il existe au CNRS un GDR (pour “Groupe de Recherche”) ″Tresses″, créé en 2000 et dirigé depuis 2008 par Luis Paris (cf. images.math.cnrs.fr : article de Luis Paris, ″Les tresses, de la topologie à la cryptographie″, 11 janvier 2009). L' intéressant c’est que l’on retrouve avec cette question quelques unes des interrogations de J. Ph. Roussilhe qui étaient déjà sous-jacentes à son Kubrick’s Cube : la combinatoire algébrique, la théorie des nœuds, le dispositif en réseau et diagramme, le problème de la décidabilité (au cœur de la théorie des tresses, cf. Frank A. Garside, 1969) et, bien sûr, celui de la cryptographie, c’est-à-dire de la capacité d’un langage à sceller la vérité (non à la détruire mais à la rendre difficile d’accès).

         Le “narrateur”/J. Ph. Roussilhe qui entrelace tous les récits, qui tresse les filaments épars des vérités multiples et précaires, se place comme en retrait de la vie, en grande disponibilité de conscience. Il se met en position d’être submergé par le passé dont il cherche à percevoir tous les éléments de manière quasi simultanée, avec  une netteté et une insistance fulgurantes. C’est précisément pour recréer cet envahissement de la conscience que l’auteur a recours à la vision panoramique de la synopse constamment effilochée et recomposée en torsades par le mouvement de tressage vertical du texte.

         Après tout, l’auteur tente de donner forme à nos entreprises désespérées de compréhension et d’articulation des événements de nos vies. Il nous incite à penser le conflit de la micro-histoire des sujets et de l’Histoire humaine hors de tout sentiment de culpabilité. Il plaide pour une lecture prudente et interrogative dans notre recherche des traces et des preuves.

         Dyade, etc… est, finalement, le nom de ce que nous sommes : des enchevêtrements de récits, des traces discontinues, une invraisemblable vérité.

 

 

 Michel Cegarra / Août 2016

 

 

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