On ne peut pas en sortir !
Pourtant les murs sont fragiles et ridicules !
Mais nous passons notre temps à les tenir !
Nous les tenons autant qu’ils nous tiennent, car nous savons qu’ils nous enseveliront si nous les lâchons.
Je ne parle pas des murs du salon ou de la chambre à coucher, mais de ceux qui nous serrent au corps au plus juste de nous mêmes. Je parle de cette tour montée sur roulettes invisibles que nous emportons partout où nous allons, notre chez-nous, notre ici-c’est-moi, nous y sommes au chaud, douillettement, comme une saucisse dans son hot dog.
Bien sûr ce n'est pas un sandwich, ni une tourelle pour jouer.
C'est un donjon, une citadelle.
Elle a été pensée pour qu’on s’y cache, surtout pas pour en sortir. D’ailleurs, nous n’en sommes jamais sortis. On la connaît bien. Nous nous sommes tant de fois frottés à ses murs froids et chauds, rugueux et lisses qu'on a fini par admettre que nous ne saurons jamais les franchir, ou qu'ils n'existent pas, ou que nous sommes ces murs mêmes. Nous les avons oubliés. Nous ne pouvons plus les voir car nous restons bêtement accrochés aux lucarnes, tendus, crispés, hissés sur la pointe des pieds, le nez sur le rebord, salivant d’envie comme des enfants qui veulent attraper des yeux le gâteau, sur le haut de la table.…
Ces fenêtres, et d’autres misérables ouvertures, nous prouvent qu’il y a un ailleurs ! Nous sentons l’air du large. Nous entendons le monde. Il vit, il bat, il tremble et nous comprenons que nous sommes enfermés ! Mais nous ne bougeons pas. Mâtés, hypnotisés, englués, comme des camés dans leur alcôve.
Une alcôve ! Alors que c’est une cave ! On nous a enfermés dans le soubassement le plus inattaquable de l'édifice. Résister ? Nous ne savions pas. Et que pouvions-nous faire ? On nous a simplement permis d’aménager l’endroit. C’est tout. Le canapé-lit, la table de chevet, les billes, les photos jaunies, les pistolets à eau... Quand nous tendons le bras pour attraper notre montre, nous ne cherchons pas l'étagère, elle est là où nous l'avions posée. Nous trouvons sans réfléchir les allumettes et les boites de conserve, les souvenirs heureux et les livres d’images. Tout est si bien fait, idéalement pensé, construit, nous l’avons si bien ajusté à notre mesure, que nous ne sentons plus l'oreiller où nous posons la tête pour dormir, pas plus que le carreau de la vitre à laquelle nous restons le front scotché toute la journée.
Même le
geôlier est formidable, il a réussi à ne pas faire croire à la prison.
Tout est enfoui en nous comme un nom effacé, comme une écharde avalée par un pli
du ventre.
Parfois, au loin, on devine des portes, des trappes, des fenêtres, qui s'ouvrent sur des corridors, des salles, des caves, des greniers où, dans chacune, autant de portes, de trappes, de fenêtres donnent sur autant de corridors, de salles, de caves et de greniers. On sent qu’il y a des passages entre des passages, des fissures qui s’ouvrent sur d’autres fissures. Cela nous semble étrange et familier à la fois. A ces rares instants, nous nous prenons à croire qu’il y a une pierre à déplacer, un cliquet de ciment à pousser...
Si, munis d'un fil d'Ariane formidable, nous pouvions suivre les voies, remonter les couloirs, marquer les places, relever les méandres, fouiller les coins et les recoins, faire des coupes, noter les cotes de chaque carrefour, de chaque point, de chaque ligne et introduire le tout dans un ordinateur, nous déchiffrerions le plan d'une mégapole surpeuplée. Nous découvririons les correspondances impossibles qui lient et relient chacun de nous.
Par exemple, ces amoureux inconnus l’un à l’autre, qui se cherchent jours et nuits et qui sont, sans s'en apercevoir, accoudés, coude à coude, au même balcon ! Ils hurlent sans s’entendre, alors qu’il leur suffirait de tourner la tête, de chuchoter pour se sentir, de sourire pour se comprendre. Ou ceux-là, situés à des années-lumière l’un de l’autre, qui ne sont séparés que par une cloison ridicule tenue par l'épaule droite de l'un et l'épaule gauche de l’autre ! Ils s'ignorent ou ils observent leurs ombres à la jumelle, et, pourtant, sans se voir, ils ne se quittent pas du regard.
Sortirons-nous jamais de ce labyrinthe infernal, cette construction insensée, ce fouillis de murs, de parois, de cloisons, cet enchevêtrement sadique dans lequel nous sommes tous enfermés ?
Michel DALMAZZO 11/2008