[   poïein  ]

La destruction de la nature au sommet

«Seize ans après le sommet de Rio, la vie sur terre est à un carrefour crucial », a clamé hier le ministre allemand de l’Environnement en ouvrant à Bonn une conférence de l’ONU sur la destruction des ressources animales et végétales. Car, « le taux actuel d’extinction des espèces est 100 à 1000 fois plus élevé que le taux d’extinction naturel. » Un appauvrissement qui durera « tant qu’il sera plus facile de tirer des revenus de la destruction de la nature (la déforestation par exemple, ndlr) que de sa protection ». Journal Libération du 20/05/2008.

Cette brève, qui s’ajoutait à bien d’autres alertes lancées auparavant (et depuis lors, à bien davantage hélas), fut l’embrayeur du conte qui suit, écrit en mai-juin 2008 et lu par deux fois en public. Y.L


 


 

Augure


 

Par la fenêtre, j’ai regardé les oiseaux. Je connais les oiseaux. Avant, c’était les abeilles mais depuis qu’elles ont complètement disparu, je me suis mis aux oiseaux. Je n’ai pas eu beaucoup de mal. C’est là depuis l’enfance. Je sais la façon dont ils nous considèrent quand nous les regardons. Ils tournent légèrement la tête deux ou trois fois sur le côté dans d’amusantes contorsions puis, selon que vous les gênez ou pas, qu’ils vous craignent ou pas, ils vous ignorent ou ils s’en vont. Or ce matin, c’est la première fois depuis que j’emploie un temps méticuleux et patient à leur observation, depuis ma fenêtre, que j’ai observé comme une crainte dans leurs yeux. Plus tard dans la journée, les observant toujours puisque je n’ai plus à faire grand chose d’autre, j’ai vu qu’une mésange pleurait. Ses larmes étaient de la couleur de son plumage. Je n’ai pas pu retenir un geste de recul et me suis cogné la tête au rebord de la fenêtre. Le bruit l’a fait s’envoler et un merle aussitôt a pris sa place sur la branche du cognassier. Il s’est posé gravement, non tout guilleret et queue pointée vers le ciel, comme à son habitude. Aucune annonce claironnante et tapageuse de sa part à cet instant, non, il était grave. Alors lui aussi s’est mis à pleurer, des larmes ruisselantes, intarissables, des larmes noires. Je ne rêvais pas. Dans le même temps (ou était-ce déjà arrivé depuis le matin), plus aucun chant d’oiseau ne ponctuait le lointain brouhaha des hommes. Les oiseaux ne chantaient plus, ils pleuraient à chaudes larmes, des larmes toutes imprégnées de leurs propres couleurs.

Quand le merle est parti à son tour, la mésange est revenue. Elle pleurait toujours et le jaune qui lui couvre d’ordinaire tout le ventre avait disparu. Déjà, le bleu grisé des ailes s’estompait lui aussi. En place des couleurs effacées, l’oiseau devenait transparent mais, curieusement, d’une transparence qui ne laissait rien voir au travers, ni le feuillage qui entourait l’oiseau, ni l’herbe noire du pré en contrebas.

Un pinson s’est posé au dessus d’elle, pleurant toutes ses larmes de pinson. Seules la tête et les barres blanches des ailes restaient visibles. Et quand le corbeau freux s’est perché tout en haut du tilleul un peu plus loin, je ne l’ai reconnu qu’au profil de son bec dont les commissures sont claires. A partir du bec, un crayonné noir ébauchait sa forme initiale. Au travers, le temps d’une fraction de seconde, j’ai cru voir un bout de ciel gris mais de même qu’à l’instant d’avant, ce ne fut qu’illusion fugace et la transparence aveugle qui lui tenait lieu de corps s’imposa à lui aussi. Il n’y avait plus à douter : les oiseaux devenaient les uns après les autres lignes ou tracés volants. Plus aucune couleur ne les différenciait ; seule la taille de leur contour originel permettait encore vaguement de les identifier. Alors le ciel s’est raturé de signes s’entremêlant dans un inextricable enchevêtrement, à la façon d’une écriture étrange que je n’ai pas tout de suite déchiffrée. Simultanément, une neige de plumes multicolores s’est mise à tomber occultant tout l’espace visible et le noyant dans un tourbillon duveteux. Dans le même temps, les sons encore perceptibles se sont tus.

Malgré l’énormité du spectacle auquel j’assistais, je suis resté d’un calme qui ne laissait pas de m’étonner. Pourtant, quand j’ai crevé des deux mains l’épaisse giboulée en tendant mes bras à la fenêtre, j’ai pu constater à quel point les plumes étaient bien réelles. Au passage, certaines d’entre elles se posaient dans mes paumes ouvertes et j’ai senti à leur contact le léger chatouillis dont elles me gratifiaient. Par un effet d’aspiration, l’une d’entre elles s’est collée sur mes lèvres. Au contact, le frisson involontaire qui m’a parcouru tout entier me l’a fait chasser d’un pftt violent et expéditif.

C’est à ce moment-là que je suis sorti. La neige de plumes couvrait le sol d’une bonne dizaine de centimètres. J’ai deviné aux silhouettes entre-aperçues que tout le monde était sorti dans le hameau. Pourtant, de qui ou de quoi que ce soit alentour je ne percevais de bruits ou de paroles, étouffés qu’ils étaient sans doute, puisque je pouvais quand même distinguer des bras se lever ici ou là, comme quand on implore le ciel ou que l’on crie son ultime désespoir devant ce qui accable. J’ai voulu m’approcher d’un groupe, des enfants je crois. Ils se roulaient dans les plumes comme ils l’auraient fait dans la neige mais ils se sont subitement évanouis dans la tempête au moment où je me suis trouvé tout près d’eux. J’ai erré longtemps sans trouver personne.

Et puis, sans m’en rendre compte, j’ai dû refaire à l’aveuglette ce chemin tant de fois parcouru qui mène au lavoir, là où la fontaine qui l’abreuvait a depuis longtemps tari. Arrivé, je suis descendu dans la fosse à jamais vide. Pourquoi d’ailleurs en avait-on jadis colmaté inutilement les brèches d’un ciment gris et aussi disgracieux ? Je me suis allongé au centre, sur un matelas de plumes encore chaudes, face tournée vers un ciel effacé et les yeux fermés. Au rythme de ma respiration, je soufflais les plumes qui me couvraient imparablement le visage. Enfin la neige a cessé et j’ai rouvert les yeux.

Là-haut, dans un ciel dégagé, le bal des oiseauxgraphes battait son plein, saturant de signes noirs ce que nous appelions encore voûte céleste. Et soudain j’ai pu déchiffrer, glacé d’effroi, ce qu’ils écrivaient dans leur ciel de papier. Simultanément, j’ai entendu une clameur au loin, celle de mes semblables sans doute qui assistaient au même dévoilement que moi. L’Oeuvre Intégrale ! le Roman tout entier de la Terre et de l’Homme ! voilà ce que les oiseaux évanescents offraient en spectacle aux regards des derniers spécimens humains que nous étions ! Des premiers soubresauts de la vie jusqu’au surgissement de notre génie, tout était là, dans une avalanche de récits retraçant la gloire et la barbarie des hommes, la magnificence prodigue de la nature en même temps que son extrême dureté. De la terre et de ses habitants, ils racontaient le long chemin des harmonies, mais aussi l’âpre combat pour la vie, de l’un et de l’autre, de l’un avec ou contre l’autre. Et arrivaient enfin, dans une épouvantable précipitation, ces quelques siècles où l’homme n’avait plus compté que pour lui, jouant inconsidérément de sa puissance, un temps invivable où j’ai vu le jour, implacable pour l’ours polaire mort lentement empoisonné sur quelques arpents de glace disparus après lui, impitoyable pour l’orang-outang que les snipers des compagnies productrices d’huile de palme sont parvenus à éliminer définitivement pour faire marcher des voitures qui ne roulent plus depuis longtemps ; ce temps où, avec l’ours polaire et l’orang-outang, des milliers d’espèces animales et florales furent décimées, sans relâche, où l’homme épris d’infini avait tout détruit, lui compris, ou presque, comme ces foules innombrables de migrants affamés que des nations plus puissamment armées que les autres et grisées d’une assurance radicale et ultragénocidaire, avaient chassés, massacrés sans relâche. La guerre totale pour le coup déclarée avait englouti deux continents entiers et les poisons nanobactériologiques partout répandus, condamné à court terme le reste de l’humanité. Après cette apocalypse, combien de nous avons survécu au juste ? Nous ne nous comptons plus depuis longtemps et quand bien même voudrions-nous le faire, nous en serions bien incapables. La seule chose dont nous sommes sûrs maintenant est que nous mourrons tous ensemble, en un moment très court et dans un jour proche, très proche.

Partir avant nous, voilà ce que disaient les oiseauxgraphes en guise de fin. L’épilogue de cette trop longue histoire se jouerait sans eux. J’aurais aimé connaître leur destination mais tous les signes se sont effacés d’un coup, abandonnant leur ciel testament. Mes yeux se sont de nouveau fermés, rompus de fatigue.


 

J’ai dormi sans doute très longtemps. C’est le froid de l’eau qui m’a réveillé. Je suis sorti transi de mon fût-baignoire. Enveloppé d’une ample serviette de plumes, j’ai enfilé mes vieilles savates de caoutchouc, je suis sorti et j’ai couru vers le lavoir. Je savais avant d’y arriver que la fontaine avait repris sa coulée mélodieuse. L’eau était si belle que j’en ai bu. Dans le vieux rosier qui la couronne, le rossignol ne chantait plus. Quand j’ai bu pour la deuxième fois, l’eau était salée.

Alors j’ai vu tomber dans mes mains ouvertes mes premières larmes couleur de peau.


 


 


 


 


 

 

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