Dans le titre s’entend aussitôt «
Personne n’y touche ! », en écho direct et amusé avec le
poème-objet présenté, la tapette à rats signifiant cette
interdiction, ce « Bas les pattes ! », cette tape
punissant d’éventuels doigts baladeurs. D’où le placement
entre parenthèses du second – r – du prénom de l’artiste,
permettant d’obtenir un (Gé-) RA (rd) Deschamps, RAT
DES CHAMPS de circonstance. Ces mêmes parenthèses sont un
clin d’œil graphique au casque enserrant les oreilles de
l’auteur, évoquant une pudibonderie extrême et un refus
manifeste d’entendre une quelconque allusion grivoise. D’où
également le contraste voulu entre le sourire jovial et
farceur du plasticien en chèvre-pied et l’attitude plus
sérieuse de l’écrivain bégueule, aux yeux arrondis de fausse
surprise scandalisée. Autrement dit le Faune et la Sainte
Nitouche.
Car, pour en revenir au titre, il cite
nommément l’imaginaire patronne des femmes hypocrites, et
chatouilleuses en matière de lingerie coquine, Sainte
Nitouche. L’autre composante du titre renvoie, outre la
proximité phonétique déjà évoquée avec le pronom indéfini «
personne », aux Années folles et à la mode des
poitrines menues et effacées. Le terme de « Garçonne
» est en lien direct, on le verra, avec ce qui constitue le
thème de ce poème-objet.
Tous les noms énumérés dans ce texte
désignent en effet les ancêtres de cet élément du « linge
de corps » qui deviendra « dessous », le terme de
« soutien-gorge » n’étant apparu que dans le Larousse
de 1904, après s’être appelé « gorgerette » ou «
maintien-gorge ».
Le texte se limite délibérément aux
toutes premières dénominations de cet accessoire et plus
précisément, en accord avec le titre, à celles rendant
compte de son rôle principal : le goût des sociétés de
l’Antiquité, gréco-romaine ou chinoise, pour une silhouette
féminine androgyne, donc pour des dispositifs gommant la
féminité et masquant le développement du buste. La tapette à
rats emprisonnant les soutiens-gorges chiffonnés par Gérard
Deschamps rappelle ce que le dix-huitième siècle dénonçait
comme un « pressoir à corps ».
Le poème joue intentionnellement de la
découpe, de la déchirure, de la superposition, du
froissement, pour rappeler la démarche plastique de Gérard
Deschamps. Certains pourront même entrevoir dans ces
chiffonnages de tissus et de papiers un soupçon d’érotisme.
C’est pourquoi la forme arrondie qu’adopte le texte voudrait
suggérer un œil, insinuer une idée de voyeurisme.
L’œil de
l’esthète pourra, lui, se repaître des couleurs, bien que
fanées, des soutiens-gorges usagés récupérés chez Emmaüs par
un Gérard Deschamps à la fois facétieux et érudit, puisque
les « sous-vêtements » de l’Antiquité étaient très colorés.
D’ailleurs, les coquettes grecques mettaient leurs seins en
valeur à l’aide d’un pinceau trempé dans le jaspe de l’Inde
ou le pourpre de l’hyacinthe.
L’œil, non seulement du voyeur et de
l’esthète, mais aussi du lecteur attentif et avide
d’informations (les uns et l’autre pouvant être une même
personne) parviendra peut-être à déchiffrer des noms parfois
encore lisibles dans le texte.
Dans le Livre III, 270 de « L’Art
d’aimer », Ovide adresse ce conseil aux femmes
plantureuses : « Angustum circa fascia pectus eat. »
(Entourez d’une écharpe une gorge qui a trop d’ampleur). Que
le lecteur contemporain soit néanmoins sans crainte : dans
l’Antiquité comme de nos jours, l’éternel féminin sait
allier maintien, confort et … séduction, pour le plus grand
plaisir de l’éternel masculin dont l’omniprésence
révélatrice dans les écrits sur ce sujet prouverait, si
besoin était, son intérêt en ce domaine…
Quant aux amateurs d’ornithologie, qui
peuvent tout aussi bien être d’intellectuels voyeurs
esthètes, qu’ils n’oublient pas l’existence de l’odontophorus
strophium, ou tocro à miroir, cette caille forestière à
la gorge recouverte de bandes noires et blanches. Nul doute
que leur enthousiasme pour le strophium les conduira
jusqu’au versant occidental des Andes, en Colombie, un
soutien-gorge pigeonnant dans leur malle.