Natacha Mercier dans l’atelier de Fred Bardon
Exposition collective « Les Précieux Edicules »
Les 29 et 30 août 2009
Volume 68 de la collection Poïein (diptyques)
Still life
Dans notre
langue, l'élément van- (ou vac-), issu du latin, signifie vain, vide, disparu.
Il est présent dans de nombreux mots : vanter, se vanter, vantard, vantardise,
mais aussi évanescent, s'évanouir,vacant,vacance(s), évacuer, ou bien sûr,
vanité. Dans le langage courant, la vanité désigne le travers du vaniteux, de
celui qui n'existe pour lui-même qu'à travers le regard des autres, l'opinion
qu'ils ont de lui. C'est un vilain défaut...
Dans un sens plus large, le mot désigne ce qui n'a pas de valeur réelle, ce
qui est vide et illusoire. Quoi ?
Tout ?!?
Oui... dit l'Ecclésiaste dans la Genèse : "Vanitas vanitatum et omnia
vanitas." Vanité des vanités, tout est vanité. On l'oublie souvent, à
tort, puisque la vanité n'est pas un vice mais "une qualité
consubstantielle à l'homme" (Milan Kundera dixit).
L'art donne à ce mot un sens particulier : on appelle Vanité un tableau, une
installation ou toute création, évoquant la destinée mortelle de l'homme, le
caractère transitoire de la vie. Une Vanité est donc une
œuvre dont le sujet est la vanité : la vanité des biens de ce monde, la vanité
des richesses et du pouvoir, celle des plaisirs des sens, la fragilité des
valeurs, la prétention des savoirs, etc. La peinture des XVIème et XVIIème siècles
en a fait un sujet classique : une nature morte représentant des objets faisant
référence à nos cinq sens (ouïe, odorat, goût, toucher, vue), accompagnés,
souvent, d'objets symboliques tels un crâne, symbole récurrent, un livre ou un
objet d'écriture ou de représentation, plume ou pinceau, un objet de savoir,
globe terrestre, boussole ou instrument de mesure, un instrument de musique, des
bijoux ou des fourrures, un miroir, un sablier, une montre, une fleur fanée,
une bougie éteinte ou une bulle de savon, et, parfois même, un autoportrait...
Il s'agit bien sûr, toujours, d'une méditation sur la finitude, la mort :
"Memento mori". On est prévenu, c'est prévu. Et c'est même notre
"qualité consubstantielle"...
En ces fins de vacances, les 29 et 30 août 2009, dans l'un des Précieux
Edicules aménagés par Fred Bardon à Ainay-le-vieil dans le Cher, Natacha
Mercier compose une Vanité. Des centaines de petits carrés méticuleusement
accumulés saturent les murs du précieux édicule hôte : Vanité déjà ? Trop
remplir pour oublier le vide promis... Des carreaux, presque standards, alignés
et serrés : on peut d'abord se souvenir de la faïence froide, d'un blanc éteint
et altéré, des cuisines d'une cantine ou des toilettes de l'hôpital, mais ce
carrelage porte d'autres traces, il est orné. Il s'agit bien de peinture. Pas
de fragments épars mais de petites compositions choisies, qu'on aurait détachées
d'une espèce d'inventaire des Vanités ou d'un imagier un rien funeste. On
reconnaît des mots,
"Memento mori", des images, un oiseau noir, et quelques vides évanescents,
ou à peine habités, un crâne... On les retrouve, répétés, presque psalmodiés,
mais différents. Au fond de l'édicule, au centre du polyptyque, sont concentrées
de nombreuses bulles débordant vers les parois latérales. On ne sait si ces
bulles ont été entassées au point de dépasser ou si elles ont été poussées
là par un mouvement hasardeux. Alors on s'éloigne, on observe les vides, les
noirs et les gris, les surprises, une voiture, une bouche béante, des pétales
effeuillés, des mots trop dorés, on revient. On examine chacune des pièces,
on sourit, on rumine, car "Tôt ou tard"...
Au dehors,
un diptyque voilé, presque crémeux, composé de deux carrés d'un mètre de côté
représentant chacun un même compteur de vitesse, répond au polyptyque du
dedans. Comme une horloge double, à l'arrêt... Répétée. Seuls les chiffres
de l'odomètre enchâssés dans ces deux compteurs sont différents. L'odomètre
est l'instrument qui calcule le nombre de tours effectués par les roues de
l'Opel Corsa de Natacha, affichant ainsi la distance couverte. Des chiffres
alignés, en réserve, que l'huile n'a pas effleurés, apparus du blanc même de
la toile. 000 006 à gauche, 450 478 à droite. Somme des déplacements, du
chemin parcouru, passé, depuis que la Corsa est l'instrument de Natacha.
L'instrument de mesure du temps qui passe ? "Tempus fugit". Un sablier
ou un compteur kilométrique, à caractère transitoire...
Notre temps
d'écologie nécessaire fait objecter une telle déférence à l'égard d'une
vulgaire bagnole ! Mais c'est bien parce que, précisément, la voiture est un
objet de vanité, futile et insolent, un objet technique comparable à ceux qui
suggéraient dans les Vanités du XVIIème siècle la fatuité des tentatives de
maîtrise de la Nature. La modestie du modèle ne fait que peu, quoi qu'en ait
dit Francis Blanche bien avant la première crise pétrolière : "On m'a
reproché de conduire, par vanité, d'immenses voitures. Si vous connaissez une
petite voiture dans laquelle on se sente aussi bien protégé, aussi confortable
que dans une grande, téléphonez-
moi." Pourtant, même "petite" et peu gourmande de gasoil, la
Corsa de Natacha est bien l'égale de ces "immenses voitures" et des
sextants d'antan... "Tout est vanité". Alors quoi ? Que faut-il
ajouter qui ne soit vain?On peut tenter... en citant Jean Tinguely : "On
est une civilisation de roues. Même si on les cache, il y a partout des roues,
des roulements (...) Partout ça roule, c'est rotatif (...) ça doit rouler, ça
ne s'arrête plus, c'est la folie." Pignons, rouages, engrenages ou roues
dentées, "ça roule" ou ça tourne...
Et, à cause
du grand compteur double, l'on pense aussi aux mécanismes horlogers, au ressort
spiral caché dans le ventre des montres. Ce ressort spiral a été inventé par
Christiaan Huygens dans la seconde moitié du XVIIème siècle à La Haye.
Astronome et mathématicien, il a appliqué, en les précisant, les études des
oscillations du pendule de Galilée aux horloges encore mues par des poids sans
balancier, définissant ainsi la théorie du pendule oscillant isochrone, ou
pendule horloger. La mesure du temps devint alors très précise. Et durant ces
mêmes années, à La Haye toujours, Cornelius Norbertus Gijsbrechts a peint
nombre de Vanités et de trompe-l'œil... Cornelius peint le temps ou s'en amuse
et Christiaan le mesure et le bricole... On peut imaginer les rencontres,
discussions et interrogations partagées de ces deux hommes : savantes,
philosophiques ou drolatiques (les trompe-l'œil de Gijsbrechts le sont !).
Trois siècles plus tard, Tinguely, l'artiste suisse, mécano et pilote, savait
ces connexions : "J'aime la Formule 1 parce qu'elle est la rencontre la
plus concentrée entre Homme et Machine, entre l'homme et la folie qui ne mène
nulle part." Le mouvement et la vitesse ne peuvent rien contre le temps.
Tinguely avait choisi "l'éloge de la folie"... La Corsa est-elle
cette "folie" ? Où a-t-elle mené Natacha ? Ici, à Ainay-le-vieil,
aujourd'hui, à plus de 450 000 kilomètres, au milieu des bulles de savon...
Folie que la poésie et la délicatesse de ces bulles, mystérieux astres ou
petits globes lunaires, qui tentent de s'échapper de la série carrelée ?
Regarder les bulles de savon s'envoler, attendre qu'elles éclatent, se laisser
surprendre, comme on contemple les flammes qui dansent dans la cheminée...
Comme Marcel Duchamp devant la simple mécanique de sa roue de bicyclette
retournée et fixée sur un tabouret. Célèbre "sculpture sur socle"
et avant premier ready-made, la Roue de bicyclette n'était en 1913 qu'un objet
décoratif bricolé pour pallier l'absence de cheminée dans l'atelier. Duchamp
aimait regarder tourner la roue, se laissant hypnotiser par son mouvement, comme
devant le feu d'une cheminée ou comme devant le temps qui passe... Duchamp se
sentait très proche de Tinguely : "en sympathie comme je l'ai été avec
peu d'artistes. Il a cette immense qualité - qualité que toute ma vie j'ai
recommandée avec insistance aux artistes - le sens de l'humour. Je crois en la
noblesse de l'humour." En 1955 à Paris, Tinguely et Duchamp ont participé,
avec d'autres, à la célèbre exposition collective Le mouvement.
Mais que sont-elles, ces bulles de savon dont on aimerait surprendre un envol ?
Un très minutieux dessin, un relevé graphique auratique, un halo mystérieux,
une trace qui subsiste, un précis dépôt de calamine. Des papiers placés
contre le pot d'échappement ont "simplement" reçu l'impact des résidus
malpropres échappés du moteur à explosion : ces traces sont ce qui subsiste
de chaque démarrage, ce que l'explosion a finalement déposé, des bulles de
calamine imprimées par simple contact... Ces méchants résidus polluants
contredisent notre émotion première et la ridiculisent. Si légèrement et
joliment tracées, ces bulles ironisent. Fascination détestable, on sourit.
Vanitas...
Natacha Mercier a lu et relit Vanité
de Michel Butor. Il y écrit : "Le crâne, c'est le cadavre devenu
propre". Elle ne l'oublie pas : la calamine est devenue savon, les faces de
mort se défont discrètement de la
peinture, les empreintes de roues sont vaporeuses, les murs carrelés sont
impeccables, le compteur kilométrique d'un blanc immaculé. Bon, très bien,
merci, ça ne sent pas la mort, "ça roule"...
Yannick Riffault – Pour Les Précieux
Edicules - août 2009
www.natacha-mercier.com